samedi 9 août 2014

1912 - La Havel était lasse


1912 - La Havel était lasse

Canzone française – La Havel était lasse – 1912 – Marco Valdo M.I. – 2011
Histoires d'Allemagne 13



An de Grass : 12
Au travers du kaléidoscope de Günter Grass. : « Mon Siècle » (Mein Jahrhundert, publié à Göttingen en 1999 – l'édition française au Seuil à Paris en 1999 également) et de ses traducteurs français : Claude Porcell et Bernard Lortholary.



La Havel était lasse






Ah, Lucien l'âne mon ami, tu sais comme sont les poètes. En hiver, dès que tombe une bonne neige, ils redeviennent des enfants. Ils se lancent des boules, ils font des bonshommes, ils se roulent dans la poudre blanche, ils s'élancent joyeux sur les patinoires. Les poètes sont gens euphoriques qui se baladent sur les étangs, les lacs, les canaux, les rivières et les fleuves gelés à la recherche d'un trou noir. Et ils plongent soudain dans cet entonnoir à la recherche d'on ne sait quoi. D'un songe, d'un fantôme, d'une Ophélie ?


Brrr, dit Lucien l'âne, tu m'en contes là, Marco Valdo M.I. mon ami. J'en ai, regarde, le dos tout hérissé. Que peuvent-ils bien aller chercher de l’autre côté de ce miroir ? Ont-ils vu un autre monde où fuir ? Souviens-toi de celui qui disait déjà : « Fuir, là-bas fuir... ». Ont-ils vu le destin de leur monde et fui ? Ou l'une et l’autre de ces visions en même temps.


Assurément, les temps étaient déjà déraisonnables... Ils le sont encore aujourd'hui. Assurément, les poètes, ces poètes-là, ceux de la canzone, singulièrement : « Heym, Trakl et d'autres espoirs » sont gens hypersensibles. Ces poètes-là avaient pris l'habitude de mourir très jeunes. Ils avaient un peu d'avance sur leurs contemporains, qui les suivront en masse quelques années plus tard. Les uns, hirondelles d'un épouvantable printemps, prédisaient de grands massacres, les autres, les exécutèrent et les subirent tout à la fois. L’Europe couvait l’œuf noir de la guerre. Te souvient-il, Lucien l'âne mon ami, qu'Arthur Rimbaud disait un peu avant eux : « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. ... viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! » Rimbaud parlait juste après la guerre d'avant. Il avait vu les massacres, il connaissait les noirs corbeaux délicieux... Je me rends compte que cette chanson d'Arthur Rimbaud, que tu as sans doute reconnue : Les Corbeaux que chante Léo Ferré, n'est pas reprise dans les CCG, ce qui est aberrant... Je m'en vais réparer cet oubli. Immédiatement. Plus antimilitariste, plus antiguerre que cette chanson, à mon avis, il y en a peu. Et cette injonction terrible : « Laissez les fauvettes de mai... »


Comme je vois, tu es aussi hanté qu'eux, mon pauvre Marco Valdo M.I., mordu au sang par la poésie... Elle ne t'abandonnera jamais cette fille-là. N'est-ce pas elle, de l'autre côté du miroir, elle qui les appelait ces jeunes hommes pour les préserver du désastre dans ses bras ? Ce serait beau si c'était l'ultime vérité, si la poésie berçait le monde, si l'on avait la chanson bien douce comme avenir de l'humaine nation. Mais leur monde – ce monde de la Guerre de Cent Mille Ans que les riches font idiotement aux pauvres pour accroître leurs richesses, renforcer leurs pouvoirs, gonfler leurs privilèges – est tellement peu sensible, tellement préoccupé de sa force, des possessions et de sa vitesse qu'il en a oublié la vie elle-même qui n'est qu'un temps vide à embellir de quelques sérénades, de quelques fragments d'amours et d'amitiés. Leur monde n'a pas compris qu'efficacité, rendement, vitesse étaient déjà la mort en action. C'est pourquoi, Marco Valdo M.I., toi et moi qui voulons vivre et tous ceux qui veulent vivre, doivent résister à leurs dérives mortifères, maintenant et toujours (Ora e sempre : Resistenza !), refuser de collaborer à l'autodestruction de l'espèce et des espèces, et tisser le plus tranquillement du monde, mais obstinément, le linceul de ce vieux monde fanfaron, productif et cacochyme.



Heureusement !



Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I et Lucien Lane.




Au « neue Klub » (Nouveau Club) Kleiststrasse à Berlin
Dans le casino Nollendorf se réunissaient des écrivains
Heym, Trakl et d'autres espoirs
Ces jeunes gens un peu désespérés, tous les mercredis soirs
Annonçaient de prochaines exterminations
Et contaient les corps massacrés par millions.
« Innombrables déjà les corps gisant dans les roseaux
Que recouvrent de blanc les funèbres oiseaux... »
À la mi-janvier, il gelait tellement.
L'eau s'était muée en patinoire.
La Havel rêvait d'un chevalier blanc ;
La Havel que terrorisaient des chevaliers noirs.

Dans leurs poésies fracassantes,
Les vers défilaient en colonnes rugissantes.
La Havel sous son manteau depuis des semaines,
Lasse, attendait ses proies humaines.
Des semaines que la Havel gèle,
Des semaines que son dos blanc nous révèle
La noirceur de l'hiver et ses jeux exaltants.
Sur elle, ils glissaient comme des enfants.
À la mi-janvier, il gelait tellement,
L'eau s'était muée en patinoire.
La Havel rêvait d'un chevalier blanc ;
La Havel que terrorisaient des chevaliers noirs.


Heym aimait le blanc, surtout le blanc,
Et dans sa poésie, aimait aussi le noir.
Ils partirent à deux, toujours glissant,
Sûrs d'eux, se perdre dans un étrange entonnoir.
Sur la glace, on retrouva la canne de Heym et ses gants,
Heym et ses patins, comme un fœtus, le visage grimaçant.
Sous la glace, un pêcheur repéra Balcke, souriant et serein
Ainsi, le jour éternel (Der ewige Tag) advînt.
À la mi-janvier, il gelait tellement,
L'eau s'était muée en patinoire.
La Havel rêvait d'un chevalier blanc ;
La Havel que terrorisaient des chevaliers noirs.

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